Si l’émergence en préhistoire des armes à propulsion mécanique est communément perçue comme l’une des marques de l’avancée des populations d’Hommes modernes sur le continent européen, l’existence de l’archerie a toujours été plus délicate à retracer. La reconnaissance de ces technologies dans le Paléolithique supérieur européen butait jusqu’alors sur des recouvrements balistiques entre armes projetées à l’aide d’un propulseur
ou d’un arc.
Les technologies de l’archerie sont en effet essentiellement fondées sur l’emploi de matériaux périssables, bois, fibres, cuirs, résines, tendons, rarement conservés dans les sites du Paléolithique européen et rendant difficile la reconnaissance archéologique de ces technologies. Ce sont alors les armatures de silex qui constituent les principaux témoins de ces technologies d’armement. Sur la base de l’analyse de ces armatures de pierre la reconnaissance de l’archerie est désormais bien documentée en Afrique dans des périodes anciennes pouvant remonter à quelques 70 000 ans alors que la démonstration de telles technologies en Europe ne remonte guère au-delà du Paléolithique final il y a 10 à 12 millénaires. Certaines armatures de silex ou de bois de cerf suggéraient pourtant l’existence de l’archerie dès les phases anciennes du Paléolithique supérieur il y a plus de 35.000 ans, mais la morphologie et les modes d’emmanchement de ces armatures anciennes ne permet pas de les rattacher à un mode de propulsion bien distinct, invisibilisant l’éventuelle existence de l’archerie durant le Paléolithique européen.
La démonstration d’une archerie paléolithique n’était alors établie que sur la base de la découverte des plus anciens arcs et flèches retrouvés dans des tourbières d’Europe du Nord (site de Stellmoor en Allemagne par exemple) et datés de 10 à 12 millénaire.
"Nanopointe réalisée par les premiers Homo sapiens d’Europe il y a 54 000 ans et utilisée comme pointe de flèche. Photo L. Metz/ L. Slimak"
Les données de la Grotte Mandrin (France), présentées dans un article publié mercredi 22 février 2023 dans la revue Science Advances, enrichissent profondément nos connaissances sur ces technologies en Europe et permettent désormais de reculer l’âge de l’archerie en Europe de plus de… 40 millénaires !
L’étude se fonde sur l’analyse fonctionnelle des milliers de silex retrouvés dans le niveau archéologique ayant révélé en février 2022 la plus ancienne occupation de l’homme moderne sur le continent européen. Ce très riche niveau archéologique, attribué à la culture du Néronien, témoigne d’occupations sapiens remontant au 54ème millénaire et s’intercalant entre de nombreuses occupations néandertaliennes occupant la grotte avant et après les installations des hommes modernes. La fouille archéologique des phases d’installation du Néronien a permis de mettre en évidence pas moins de 1500 pointes de silex. Leur analyse démontre qu’un nombre important de ces pointes a été employé en armatures de flèches propulsées à l’arc. C’est la très petite dimension et plus précisément la faible largeur de ces armatures, dont quelques 30% ne pèsent guère plus que quelques grammes, qui permet ici d’exclure balistiquement tout autre mode de propulsion de ces très petites armes.
Si grâce à cette étude, l’archerie en Europe, et plus largement dans toute l’Eurasie, fait un saut remarquable dans le temps, elle nous éclaire également sur l’armement des populations néandertaliennes. L’étude montre en effet que les néandertaliens contemporains des hommes modernes du Néronien n’ont jamais développé les armements à propulsion mécanique (les propulsions mécaniques englobent les technologies utilisant arc ou propulseur) et continuèrent à utiliser leurs armes traditionnelles fondées sur l’emploi de pointes massives montées en lance qui étaient plantées ou projetées à la main, et nécessitant donc un contact rapproché avec leurs gibiers.
Les traditions et les technologies maîtrisées par ces deux populations étaient donc profondément distinctes, illustrant un avantage technologique objectif remarquable aux populations modernes lors de leurs expansions sur le continent européen. Toutefois les auteurs replacent dans leur article ce débat dans un contexte beaucoup plus large dans lequel les choix techniques ne peuvent se limiter aux seules capacités des populations humaines, nous renvoyant au poids des traditions au sein de ces populations ainsi qu’aux éthologies humaines qui purent être profondément divergentes entres néandertaliens et Hommes modernes.
Voir en ligne : Bow-and-arrow, technology of the first modern humans in Europe 54,000 years ago at Mandrin, France